France Supply Chain : « Il suffit de très peu d’indicateurs pour piloter une supply chain »
Yann de Féraudy, président de France Supply Chain, explique le rôle fondamental de la data pour piloter les supply chain et revient sur l’étude en cours au sein de l’association qu’il préside visant à préciser quelle data et avec quels outils. Il sera grand témoin des Supply Days des 16 et 17 octobre sur l’atelier-débat : « #Data : avez-vous les bonnes données pour prendre vos décisions ? ».

Quel est l’objectif de l’étude que vous menez actuellement au sein de France Supply Chain avec Alain Borri (Sigthness) sur l’utilisation de la data dans le pilotage des Supply Chain ?
Les supply chain actuelles sont de plus en plus complexes. Elles sont hyper étendues et leurs maillons dispersés sur plusieurs pays et continents entre des multitudes d’acteurs qui détiennent chacun une petite part d’information. Or l’environnement est soumis à des fluctuations économiques, douanières, géostratégiques auxquelles les supply chain managers doivent s’adapter. Nous voulons donc estimer dans quelle mesure ils disposent de données suffisamment fiables et exhaustives pour piloter efficacement leur activité.
Notre projet se résume à trois questions : « quelle est la place accordée aux données chiffrées dans la prise de décision stratégique et tactique des supply chain manager ? », « comment évaluent-ils la fiabilité, l’exhaustivité, la disponibilité des données à leur disposition ? » et enfin « l’IA est-elle perçue comme un outil d’aide à la décision stratégique ou tactique ? »
Dans le cadre de cette étude, nous ne cherchons pas à analyser les données quotidiennes et opérationnelles, mais plutôt celles qui mobilisent les supply chain managers sur leurs décisions tactiques et stratégiques. Les domaines sur lesquels nous concentrons notre attention sont l’approvisionnement, le transport amont et aval, les douanes, les entrepôts et la logistique retour.
Beaucoup de supply chain managers prennent encore leurs décisions au bon sens et à l’intuition
Sinon sur la data, sur quoi un supply chain manager peut-il fonder sa prise de décision ?
En réalité, beaucoup de supply chain managers prennent encore leurs décisions au bon sens et à l’intuition. C’est particulièrement vrai dans le commerce international, un domaine où les rapports humains et la confiance comptent énormément, où la conjoncture est très fluctuante et où le niveau d’informatisation par rapport à la masse des données produites est très faible.
En ce qui me concerne, je pense qu’il suffit de très peu d’indicateurs pour piloter une supply chain. Au fond, ce dont un supply chain manager a besoin, c’est de pouvoir dire en quelques secondes si la situation est bonne et sous contrôle ou pas. Quelques indicateurs avancés permettent de le dire.
Quels indicateurs préconisez-vous ?
Le premier indicateur essentiel est le taux de service client. Pour rendre cette mesure plus parlante - notamment vis-à-vis des commerciaux - il est possible de valoriser les ruptures dans les magasins, non pas en nombre de produits mais en chiffre d’affaires, afin de parler le même langage que le commercial.
Mon deuxième indicateur de prédilection est le niveau de stock, en valeur et en couverture. C’est le B.A.-ba du dialogue notamment avec la Finance. En suivant la courbe de l’année N et la courbe de l’année N-1, il est en outre possible d’observer des divergences dans les courbes qui peuvent s’avérer les signes avant-coureurs d’un dérapage.
Un retailer peut aussi s’efforcer de faire remonter quotidiennement le niveau de stock en magasin. C’est un bon moyen de prendre la mesure des ruptures. En effet, elles ne sont pas forcément visibles car un client qui ne trouve pas un produit se reporte parfois sur un autre. Il convient également de mesurer la qualité de la prévision, au moment où l’on déclenche la commande chez les fournisseurs puis lorsque les usines commencent à fabriquer.
Pour un industriel, le taux de respect de l’engagement de production par les usines est aussi un indicateur important à suivre. Reste enfin le coût d’une commande en logistique et le coût de revient industriel qui donnent une indication d’impact en P&L.
Le modèle de l’intelligence générative raisonnant de façon probabiliste, si on l’alimente avec, ne serait-ce qu’une donnée fausse ou lacunaire, l’effet de cette lacune est amplifié
Les possibilités offertes par l’IA vous semblent-elles de nature à provoquer un basculement ?
Les outils d’intelligence artificielle ne vont fonctionner correctement que si le niveau de clarté et de fiabilité de la donnée est bon. Le risque de dérapage du résultat dépasse le simple phénomène de « garbage in garbage out ». Le modèle de l’intelligence générative raisonnant de façon probabiliste, si on l’alimente avec, ne serait-ce qu’une donnée fausse ou lacunaire, l’effet de cette lacune est amplifié. Il faut faire la chasse aux mauvaises données.
Avec l’IA, comme à chaque fois que de nouveaux outils plus sophistiqués qui permettent d’aller plus vite, plus loin et qui brassent plus de données sont apparus, la question principale qui se pose est : « la donnée avec laquelle on alimente l’outil est-elle maîtrisée, vérifiée, disponible, partagée… ? »
Avez-vous le sentiment que la culture donnée est suffisante dans la plupart des entreprises ? La conscience de l’importance de capitaliser sur des données justes est-elle suffisamment partagée ?
Cette question est intimement liée à la gouvernance de la donnée et à la volonté ou non des entreprises d’investir dans ce sujet. A partir d’une certaine taille, il est inévitable d’avoir des responsables de la donnée en charge de son pilotage. Dans un certain nombre de cas, la donnée, n’est ni exhaustive, ni fiable, ni disponible. Si personne ne s’en occupe, le problème n’évoluera pas.
D’ailleurs les entreprises sont-elles si digitalisées que cela ? Je pense que la digitalisation n’est pas aboutie, du moins pas au niveau des attentes crées, ce qui a été “vendu« . Le Lab Digital de France Supply Chain a produit une « grille de maturité digitale » qui démontre que pour atteindre un fort niveau de maturité en termes de digitalisation, il faut être bon sur trois points : les personnes, la donnée et la technologie. Si un seul de ces axes est faible, l’ensemble est au diapason, peu importe si les deux autres axes sont forts. C’est en particulier une condition de fonctionnement de l’intelligence artificielle.
La plupart des collaborateurs qui occupent des fonctions stratégiques passent en réalité très peu de temps sur des tâches stratégiques et beaucoup de temps sur des tâches rébarbatives
Qu’est-ce qui est à blâmer pour ce défaut de digitalisation ?
Le facteur humain fait partie des causes. Certains collaborateurs freinent l’adoption d’outils d’automatisation des tâches par peur de se faire remplacer. Pour que les choses bougent, il faut former les gens et leur expliquer comment leur métier va évoluer, en se concentrant sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Lorsqu’on les regarde en détail, la plupart des collaborateurs qui occupent des fonctions stratégiques passent en réalité très peu de temps sur des tâches stratégiques et beaucoup de temps sur des tâches rébarbatives. Je pense que ce défaut d’explication de ses bienfaits explique en grande partie nos retards en matière de digitalisation. Ce même facteur humain risque d’être bloquant avec l’IA, de même que, dans un autre registre, la capacité à maîtriser l’outil à sa pleine capacité. On le voit, l’enjeu est donc celui de la gestion du changement, dont le budget est systématiquement sous-évalué ou rogné dans un projet. Ceci expliquant parfois cela !