Stratégie supply

Jusque quand les directeurs supply chain pourront-ils décarboner sans budget ?


Le Club Supply Chain a réuni une vingtaine de directeurs et directrices supply chain à Paris, le jeudi 26 juin autour de cette question : « quel budget pour décarboner vos supply chain ? ». Si, pour l’instant, la plupart exploitent encore des leviers qui dégagent des économies les trajectoires de décarbonation exigeront bientôt des leviers plus coûteux à mettre en œuvre.

Jusque quand les directeurs supply chain pourront-ils décarboner sans budget ?
Jusque quand les directeurs supply chain pourront-ils décarboner sans budget ?

Il fallait un directeur RSE d’une grande compagnie d’assurance pour donner le ton d’un débat entre directeurs supply chain. Invité exceptionnel, ce dernier a rappelé la citation de l’ancien PDG d’AXA, Henri de Castries qui « un monde à +2 °C pourrait encore être assurable, un monde à 4 °C ne le serait certainement plus ». Une prophétie émise en 2015. Dix ans plus tard, alors que l’on se projette à +3,5 degrés, il devient difficile de détourner le regard. Reste la question du comment faire.

Nous baissons le CO2 sans augmenter les prix y compris ceux des fournisseurs

Pour beaucoup des directeurs supply chain présents autour de la table du Club Supply Chain du jeudi 26 juin, cela doit encore passer par des mesures qui s’autofinancent. Cette réalité est rappelée en préambule par le directeur supply chain d’un grand équipementier automobile. « La partie fournisseur représente sept fois plus que le transport et la même règle s’applique dans les deux cas : nous baissons le CO2 sans augmenter les prix y compris ceux des fournisseurs », assume-t-il.

Je n’ai pas de budget pour décarboner

Même tonalité pour le directeur transport d’un groupe de grande distribution. « Je n’ai pas de budget pour décarboner », explique-t-il. Une affirmation qu’il tempère dans la phrase suivante en relatant avoir pu investir dans une chaudière biomasse et des panneaux solaires pour baisser l’empreinte carbone de ses nouvelles plateformes logistiques. Des investissements qui auront bien un ROI mais certainement pas immédiat.

Aujourd’hui, nous commençons par les leviers qui permettent d’économiser tout en réduisant le CO2, mais nous préparons le futur sur des leviers qui vont devoir coûter

La vingtaine de décideurs réunis autour de la table s’accordent sur le fait qu’il faut toujours commencer par des baisses de CO2 financés par des baisses de coûts. Mais plusieurs d’entre eux se projettent déjà dans la suite. « Aujourd’hui, nous commençons par les leviers qui permettent d’économiser tout en réduisant le CO2, mais nous préparons le futur sur des leviers qui vont devoir coûter. L’électrique est un levier sur lequel nous investissons pour apprendre, pour qu’il coûte moins cher », explique le directeur supply chain d’un grand groupe agroalimentaire. Que ce soit sur les biocarburants et sur l’électrique, il plaide pour un apprentissage destiné à réduire les coûts opérationnels de ces technologies.

Le first mover peut se considérer à risque

Malheureusement, en matière d’innovation, il n’y a pas de prime accordé au premier qui bouge. Un de ses confrères travaillant avec un transporteur qui a investi dans des camions électriques rapporte ainsi sa déception de voir les 80 camions électriques commandés il y a un an et qui arrivent tout juste dans ses dépôts sont déjà obsolètes. « Ces concurrents qui vont recevoir leur camion dans un an les paieront moins cher auront plus d’autonomie et une recharge plus rapide. Le first mover peut se considérer à risque », déplore-t-il.

Le consommateur n’a pas très envie de payer plus

« Nous avons tous du mal à projeter l’équation financière sur cinq ans. Contrairement à tout ce qu’il peut dire, le consommateur n’a pas très envie de payer plus », constate son confrère de l’agroalimentaire.

La seule solution pour résister, c’est la force de la marque

Pour cet autre directeur supply chain, en charge du dernier kilomètre pour un groupe de distribution spécialisée, le salut tient à la force de la marque. « Le premier choix du consommateur en e-commerce c’est le prix. Nos concurrents, Shein ou Temu proposent des produits à des prix tellement dérisoire que le sujet n’est plus la vitesse de livraison. La seule solution pour résister, c’est la force de la marque. Si l’on s’appelle Apple ou Dyson, il n’y a pas de sujet, ni de prix, ni de délai », fait-il remarquer.

Nous subissons tous dans nos supply chain des tensions géopolitiques, des marchés qui se retournent, des inflations sur nos sourcing

Cette directrice supply chain d’une grande entreprise de cosmétique relève aussi le fait que toutes les entreprises n’ont pas les mêmes capacités à débloquer un budget. « On ne peut pas comparer une entreprise avec une marge plus réduite avec une entreprise plus confortable, une entreprise cotée en bourse avec un groupe familial. Indépendamment de cela, dans tous les cas, on est rattrapé par un environnement qui n’est pas stable. Nous subissons tous dans nos supply chain des tensions géopolitiques, des marchés qui se retournent, des inflations sur nos sourcing. Notre P&L n’est pas toujours conforme à ce que nous avions prévu deux ou trois ans plus tôt et cela rechallenge les investissements prévus », explique-t-elle.

Personne n’a envie de travailler dans des environnements où l’on vous explique qu’il n’y a pas de budget et c’est votre objectif

Le président de France Supply Chain, Yann de Féraudy, quant à lui ne peut se résoudre à envisager les défis de la décarbonation sans budget. « Personne n’a envie de travailler dans des environnements où l’on vous explique qu’il n’y a pas de budget et c’est votre objectif », s’étonne-t-il. Pour lui, il faut traiter le sujet par les risques mais aussi par la création de valeur. « Nous sommes dans un monde en 3D avec coût, risque et CO2, j’en ajoute une quatrième qui est l’opportunité. Décarboner permet aussi de créer de la valeur. A l’inverse, le World Economic Forum estime que l’enjeu de la non-action en la matière est de 800 milliards de dollars d’Ebitda à horizon 2030 », avance-t-il. Un argument qui pourrait réconcilier Directions financières, direction supply chain et RSE.