Transport

Union TLF : « Dans dix ans, il pourrait nous manquer 60 000 conducteurs routiers de plus »

Le | Route et fer

Nancy Noël, est directrice générale adjointe de l’Union TLF, 2e syndicat professionnel représentatif des entreprises du transport de marchandises, de la logistique et de la commission de transport. L’organisation a travaillé sur une note économique agrégeant de nombreuses données sur l’emploi et le recrutement de conducteurs routiers. Union TLF estime que la pyramide des âges et l’accroissement de l’activité génèreront une pénurie supplémentaire de l’ordre de 60 000 conducteurs dans dix ans.

Nancy Noël, DGA de l’UTLF. - © Astrid Lagougine
Nancy Noël, DGA de l’UTLF. - © Astrid Lagougine

Propos recueillis par Stéphanie Gallo Triouleyre

L’union TLF, deuxième organisation professionnelle représentative des entreprises du transport de marchandise, de la logistique et de la commission de transport, vient de publier une note économique extrêmement détaillée sur les difficultés de recrutement de la filière, en particulier concernant les conducteurs routiers. Quel est le principal enseignement ?

Nous le savions mais, en nous appuyant sur des statistiques et des données précises issues de diverses sources (France Travail, Dares, AFT Transport et logistique, OPTL, Insee etc), et qui ont été retravaillées en interne par notre économiste, nous mettons en avant le fait que la pénurie de conducteurs est une problématique assez ancienne. Par ailleurs, l’analyse historique montre que ces difficultés de recrutement sont toujours nettement plus prononcées dans le fret routier que dans l’ensemble des services ou des industries manufacturières. Cela s’explique par le fait que les tensions de recrutement dans le fret routier présentent une grande sensibilité aux cycles conjoncturels.

En retraçant les courbes de ces dernières années, on voit qu’avant la crise de 2008 2009, ces tensions étaient déjà très fortes. Puis avec la crise financière, la demande nationale de transports a chuté brutalement et les embauches de conducteurs ont suivi le même mouvement. En juillet 2009, seulement 9 % des dirigeants d’entreprise disaient alors avoir du mal à recruter des conducteurs. Entre 2010 et 2016, dans un contexte économique encore morose les tensions sont restées modérées (entre 20 % et 30 % de difficultés à recruter). En revanche, dès 2017, la conjoncture nationale s’est améliorée, la demande de fret est repartie à la hausse. Conséquence : les tensions du secteur en matière de recrutement se sont fortement intensifiées. Avec un pic de 67 % de dirigeants ayant du mal à recruter en avril 2019. Beaucoup plus que dans les entreprises de service (43 %) ou dans l’industrie (50 %). A l’été 2023 également, nous avons ressenti une tension très forte : 66 % de recrutements difficiles (contre 54 % dans les services).

En revanche, depuis fin 2023, ces tensions sont retombées : 40 % des dirigeants « seulement » disaient ces derniers mois avoir du mal à recruter, c’est à peu de choses près le même ratio que dans le reste de l’économie française. Actuellement, vous estimez qu’1,1 demandeur d’emploi se trouve en face de chaque offre d’emploi publiée. Cela signifie-t-il que la filière peut dormir sur ses deux oreilles ?

Non certainement pas. Et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous avons documenté notre approche avec cette analyse économique. Nous devons rester très vigilants. Les tensions de recrutements sont actuellement moindres car nous sommes dans une phase économique peu favorable, avec une consommation en baisse. La demande de fret est en recul. Mais nous savons très bien que dès que l’activité économique repartira, de nouveau, les difficultés seront très importantes. Nous anticipons, à horizon de 10 ans, de vives tensions sur le métier de conducteurs.

Aujourd’hui, nous comptons 340 000 conducteurs - soit deux fois plus qu’il y a vingt ans - et nous estimons qu’il manque à la profession environ 22 000 conducteurs routiers. Dans dix ans, selon les calculs réalisés par notre économiste, nous aurons un manque supplémentaire de 60 000 conducteurs. C’est tout de même très important !

Comment expliquez-vous cette explosion pénurique ?

D’abord, par la pyramide des âges. La moyenne d’âge des conducteurs de fret est de 44 ans, c’est environ trois ans de plus que la moyenne des salariés français du secteur privé. Et cette pyramide se décale progressivement de plus en plus vers la droite, du fait de la difficulté à attirer de jeunes recrues vers ces métiers. Le taux de relève est inquiétant : sur dix conducteurs, nous ne comptons que trois jeunes de moins de trente ans.

Les tonnes-kilomètres transportées en France pourraient augmenter de 4,6 % entre 2019 et 2050

Par ailleurs, selon les estimations, les tonnes-kilomètres transportées en France pourraient augmenter de 4,6 % entre 2019 et 2050. Ces deux facteurs cumulés produiront un manque supplémentaire par rapport à aujourd’hui de 63 000 conducteurs.

A l’heure actuelle, même si les tensions se sont un peu allégées par rapport à ce que la filière a connu entre 2017 et 2023, les entreprises peinent néanmoins toujours à recruter. Les offres d’emploi sont loin de trouver preneurs en un claquement de doigt. Quelles sont les conséquences de cette situation ?

Beaucoup de professionnels doivent décliner des demandes clients car ils n’ont pas de conducteur pour transporter leurs marchandises.

Pourquoi tant de difficultés de recrutement ?

D’abord, il y a le sujet d’intensité d’embauches, nous devons recruter beaucoup. Mécaniquement, cela crée une pression forte sur le vivier de candidats disponibles. Sur ce point, nous avons fait un énorme travail depuis deux ans avec France Travail afin d’appairer les candidats et les entreprises. Nous travaillons aussi sur les sujets d’image et de visibilité de nos métiers. Nous agissons pour élargir les viviers, nous y travaillons avec plusieurs partenaires : en direction des jeunes de tous horizons, des femmes, des réfugiés, des personnes en reconversion etc.

Ensuite, nous sommes forcément en concurrence avec d’autres secteurs qui recrutent. Et puis, bien entendu, nous devons attirer malgré des conditions de travail parfois contraignantes, notamment sur les horaires. Évidemment, sur les grands trajets, les conducteurs ne peuvent pas rentrer chez eux tous les soirs. Les autres peuvent rentrer au quotidien mais il est vrai en travaillant parfois sur des horaires décalés : on voit de plus en plus de villes interdisant les livraisons en journée par exemple. Pour autant, de nombreuses entreprises travaillent à l’adaptation de leurs tournées afin d’attirer de nouveaux profils, soumis à des contraintes familiales notamment.

Le sujet des salaires est-il un point qui pèse dans le manque d’attractivité dont souffre la profession de conducteur ?

Forcément, c’est toujours un sujet, dans tous les métiers et dans toutes les filières. Les entreprises font ce qu’elles peuvent sur ce sujet, dans la mesure de leurs capacités.

le transport est un des secteurs qui avance le plus rapidement sur ce sujet : le gaz, les carburants alternatifs, les véhicules électriques évidemment et demain l’hydrogène

Et l’image d’un métier qui pollue, est-ce un frein au recrutement ?

Il est vrai que les jeunes générations sont plus attentives à ce sujet. Mais il faut bien voir que le transport est un des secteurs qui avance le plus rapidement sur ce sujet : le gaz, les carburants alternatifs, les véhicules électriques évidemment et demain l’hydrogène. Le transport est pionnier en matière de transition écologique. Pour autant, il est vrai que c’est un frein d’image indéniable pour les recrutements de jeunes. C’est à nous de travailler sur ce sujet, nos entreprises doivent ouvrir leurs portes, communiquer, montrer ce qu’est vraiment aujourd’hui le métier de chauffeur.